Lili Reynaud Dewar
"Je suis une chose publique"

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Le Consortium
Curated by Éric Troncy
Lili Reynaud-Dewar, "Hiver 2025", 2025. Courtesy de l'artiste.

Née en 1975 à La Rochelle.


Remerciements : Lodovico Corsini, Bruxelles; Emanuel Layr, Vienne; Galleri Opdahl et Stavanger Secession, Stavanger.


 

L’exposition "Je suis une chose publique" – la formule est empruntée à Victor Hugo1 – célèbre l’entrée récente dans la collection du Consortium Museum de deux œuvres de Lili Reynaud-Dewar.

L’élaboration de la première, par ordre chronologique, Teeth, Gums, Machines, Future, Society (2016) commença de manière immatérielle en 2009 et s’est, sept ans plus tard, concrétisée en une vaste installation mêlant vidéo, performance, texte et sculpture. Elle renvoie à l’histoire de la ville de Memphis, aux émeutes relatives à l’histoire de ses travailleurs et à leur condition sociale, combinés à un objet spécifique (une parure dentaire apparue dans les années 80) et à l’évocation littérale du Cyborg Manifesto de Donna Haraway (1985) — un texte dans lequel l’auteure envisage notamment le cyborg comme une figure qui dépasse les questions de genre, de race, et de classe sociale. L’œuvre fut présentée initialement au Kunstverein de Hambourg en 2016.
C’est toujours un peu vain de détailler les éléments et sources d’inspiration qui caractérisent telle ou telle œuvre de Lili Reynaud-Dewar parce que celles-ci ne cherchent pas nécessairement la cohérence ni même la transparence. Hétéroclites, les éléments qui composent Teeth, Gums, Machines, Future, Society sont à envisager comme les éléments d’un orchestre dont la réunion permet l’exécution d’une partition qui installe une ambiance : celle qui permet d’explorer des sentiments, parfois contradictoires, relatifs à la définition pour soi-même d’une émotion sociale ou culturelle qui se construit en explorant l’histoire.
"Mon travail ne présente pas de ligne directrice, il ne se penche pas sur un thème spécifique, mais s’acharne à faire entrer les questions sociales et politiques dans le champ esthétique, et à rendre visible les contradictions d’une telle entreprise." dit-elle.

La seconde, Oops, I think I may have lost my lighter somewhere on the ground...Could someone please be so kind to come here and help me find it? (2019) fut tout d’abord conçue comme une réponse à l’invitation du Kunsthaus de Bregenz en 2018 à participer à son KUB Billboard Program : de grandes impressions sur bâche sont installées dans une série de sept cadres de format identiques prévus à cet effet, dans l’espace publique. Lili Reynaud-Dewar a déplacé cet art public en art privé, et exposé à nouveau les sept propositions l’année suivante dans sa galerie new-yorkaise. Ces sept panneaux de taille disproportionnée la montrent nue, le corps (chez Dewar toujours sujet et instrument) peint de couleur monochrome, et dans diverses poses, tandis qu’au-dessus d’elle se déploie une phrase (celle du titre) que reconstitue l’assemblage des six éléments. La phrase en question emploie une typographie qui évoque clairement celle des messages d’information que portent désormais tous les paquets de cigarettes : l’œuvre propulse l’intime dans l’espace public via un message d’une évidente banalité mais "monté en épingle" comme c’est le mécanisme des réseaux sociaux. "Je danse, je parle, j’écris, j’enseigne, je fabrique des objets, du mobilier, des installations vidéo, des films, des revues féministes, seule ou avec mes amis, mes étudiants, ma famille." dit Reynaud Dewar qui s’intéresse en particulier à "l’histoire des émancipations raciales et sexuelles, à la circulation et l’interprétation des œuvres, aux motifs biographiques dans la production culturelle, à la figure mouvante de l’artiste dans un monde globalisé."

"Je suis une chose publique" présente en sus de ces deux œuvres un ensemble de sculptures récentes en fonte d’aluminium, où le corps de l’artiste se trouve recomposé d’absurde manière, et un ensemble de photographies qui renvoie à la fabrication des œuvres dans la fonderie où Reynaud-Dewar se montre nue une fois encore, le corps peint. Elle a étudié la danse classique au Conservatoire de La Rochelle et a dansé dans une cinquantaine de lieux depuis que, en 2011, elle décida d’enregistrer ces séances qui la conduisent à danser, le corps peint monochrome (rouge, vert, noir, argenté, …) dans des expositions ou lieux culturels à Okayama, Venise, New York, Marfa, … Elle a, depuis 2011, réalisé 49 œuvres filmiques dont la majorité sont présentées dans la salle de projection du Consortium Museum — y compris le plus récent, inédit, produit pour l’exposition, dans lequel Reynaud-Dewar danse dans l’exposition Andreas Schulze au Consortium Museum2. Une publication rétrospective consacrée à ces films est publiée à l’occasion de l’exposition.

"Je suis une chose publique" fait aussi écho à l’installation récente, à Besançon, Place de la Révolution, de la commande passée à Lili Reynaud Dewar d’une sculpture relative à la mémoire de Jenny d’Héricourt, militante bisontine des droits des femmes au XIXème siècle, qui écrivit La Femme émancipée en 1860 et était idéologiquement proche de Pierre-Joseph Proudhon — le théoricien du socialisme libertaire — né à Besançon la même année que Jenny d'Héricourt et qui a, comme elle, joué un rôle important dans la révolution de 1848.

— Éric Troncy
 

1. Le titre est emprunté à un texte de Victor Hugo : "On a renoncé à me demander l’autorisation de dire mes œuvres sur les théâtres. On les dit partout sans me demander la permission. On a raison. Ce que j’écris n’est pas à moi. Je suis une chose publique.", 27 novembre 1870.

2Andreas Schulze, commissariat : Éric Troncy, Consortium Museum, 16 mai – 2 novembre 2025.